kurti-2007


Jean-Arnault Dérens et Simon Rico – Depuis l’automne, l’opposition est vent debout contre les accords que le Kosovo a signés avec Belgrade et dénonce les décisions « anticonstitutionnelles » du gouvernement. Votre mouvement, Vetëvendosje !, a beaucoup contribué à unir cette opposition, mais ce bloc a fini par voler en éclats,  a écrit Politique Internationnale, trasnmise par l’agence de presse albanaise «Presheva Jonë»

Albin Kurti – L’élection à la présidence d’Hashim Thaçi a porté un coup à l’unité de l’opposition que nous avions réussi à fédérer dès le début de la mobilisation contre les accords signés avec Belgrade, mais aussi contre l’accord de délimitation de la frontière du Kosovo avec le Monténégro, cet automne. Notre détermination a même été renforcée par l’avis de la Cour constitutionnelle, rendu fin décembre 2015 (9), qui a jugé que la création d’une Association des communes à majorité serbe du Kosovo violait partiellement la Constitution. Les partenaires de Vetëvendosje ! – à savoir l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK) de Ramush Haradinaj et l’Alternative pour le Kosovo (NpK) de Fatmir Limaj – ont choisi de former ensemble un nouveau bloc  ; nous leur souhaitons bonne chance dans leur nouveau combat. Aujourd’hui, Vetëvendosje ! représente la deuxième force politique du Kosovo et notre mouvement envisage de s’allier avec les mouvements d’opposition de la société civile. Nous ne voulons pas simplement un changement de gouvernement, nous voulons un changement de la manière de gouverner ! Il nous apparaît donc essentiel de refuser tout calcul politicien qui viserait à parvenir au pouvoir sans avoir la capacité de réformer profondément le cadre institutionnel du Kosovo.

J.-A. D. et S. R. – Vous avez choisi des modes d’action assez violents, n’hésitant pas à bloquer les séances du Parlement. Pourquoi une telle stratégie ? Ne craignez-vous pas qu’elle discrédite votre action ?

A. K. – Nous avons protesté aussi bien à l’intérieur du Parlement que dans la rue. Notre action peut sembler radicale mais comprenez bien que la situation est extrêmement critique. Il existe un risque réel de voir le Kosovo se transformer en une nouvelle Bosnie-Herzégovine. Avec la création de cette Association des communes à majorité serbe, nous craignons que le pays s’engage sur la voie d’une partition à base ethnique. Nous avons utilisé des sifflets, des oeufs pourris et, finalement, nous avons aussi lancé des gaz lacrymogènes pour bloquer les séances parlementaires. Les gaz lacrymogènes se dispersent en moins de 30 minutes, mais l’Association des communes à majorité serbe, si elle est créée, durera bien plus de 30 ans ! Notre objectif n’est pas de blesser qui que ce soit, mais d’empêcher la poursuite des travaux d’une majorité qui viole la Constitution.

J.-A. D. et S. R. – Votre objectif n’est pas seulement de prendre le pouvoir, mais aussi de refonder les institutions du Kosovo. Comment comptez-vous vous y prendre ?

A. K. – Le Kosovo a besoin d’une troisième république – qui, bien entendu, n’aurait rien à voir avec celle qu’a connue la France ! Permettez-moi de faire un bref rappel historique. Notre première république a été symboliquement proclamée par les députés clandestinement réunis à Kaçanik, le 2 juillet 1990, sous l’occupation serbe. C’était une république de résistance. La seconde république a vu le jour le 17 février 2008, avec la déclaration d’indépendance du Kosovo. Malheureusement, c’est un régime où règnent depuis le premier jour le népotisme et la corruption. C’est une république sans État de droit, une république des privatisations mafieuses, une république du bradage des ressources publiques et des biens communs, une république où la justice est impuissante, une république à vendre… Et je ne parle pas des immenses concessions faites à la Serbie dans le cadre des négociations entamées au printemps 2011 sous l’égide de Bruxelles, qui auraient été inimaginables même du temps de l’occupation ! Cette seconde république a tellement affaibli les institutions que le Kosovo s’apparente aujourd’hui à un failed state, un État failli. Voilà pourquoi il est aussi vital qu’urgent de procéder à des réformes majeures. Il ne s’agit pas seulement de remplacer des ministres ou le premier ministre, mais bien de donner naissance à une nouvelle république qui doit être une république du développement.

J.-A. D. et S. R. – Le cadre institutionnel du Kosovo a été défini en 2007 par l’émissaire des Nations unies, Martti Ahtisaari, lors des discussions qui ont mené à la proclamation d’indépendance. Comment modifier la Constitution quand celle-ci est – théoriquement – garantie par la communauté internationale ?

A. K. – Nous sommes formellement sortis du cadre de l’« indépendance supervisée » depuis la fin de la mission du Bureau civil international (International Civilian Office, ICO), en septembre 2012 : le Kosovo est désormais un pays comme les autres, qui jouit théoriquement d’une pleine souveraineté et ne devrait pas avoir à rendre des comptes à ses « protecteurs » internationaux ! On nous accuse souvent de ne pas respecter la Constitution actuelle. Bien sûr, nous voulons une nouvelle Constitution ; mais nous sommes favorables au respect de la constitutionnalité, à l’inverse des dirigeants qui se trouvent aujourd’hui au pouvoir. Ils prétendent défendre la Constitution en vigueur, tout en la violant ouvertement en signant des accords avec Belgrade qui sont clairement anticonstitutionnels ! Pour modifier la Constitution, nous aurons besoin d’une majorité qualifiée, soit plus de deux tiers des voix au Parlement. Il peut sembler difficile d’atteindre ce quorum, mais le Kosovo vit en ce moment une période décisive de son histoire, où tout change très vite. Un jour de 2016 vaut autant qu’un mois de 2015…

J.-A. D. et S. R. – Si vous accédez au pouvoir, sur quelle marge de manoeuvre comptez-vous ? Ne craignez-vous pas que les missions internationales présentes à Pristina, à commencer par la mission européenne Eulex, bloquent vos projets de réforme ?

A. K. – Jusqu’à la déclaration d’indépendance, le Kosovo était placé sous le contrôle conjoint de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies (Minuk) et de la Kosovo Force (KFOR), la mission militaire de l’Otan, qui défendaient des intérêts parfois divergents. La KFOR est désormais passée au second plan ; quant à la Minuk, elle a été remplacée en 2008 par la mission européenne Eulex. À côté d’Eulex, on sait que le « Quintette », ce groupe d’ambassadeurs des pays occidentaux les plus influents au Kosovo – les États-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie -, joue toujours un rôle décisionnaire majeur. La vérité, c’est que ces dernières années, ce « Quintette » n’est plus qu’un duo composé de Washington et de Berlin.

Aujourd’hui, je crois que le Kosovo pourrait plus facilement affirmer ses propres choix. L’espace politique est plus ouvert qu’il ne l’était ces dernières années, mais le pouvoir demeure docile envers ses mentors internationaux. Il n’essaie même pas de profiter de sa marge de manoeuvre. Cette docilité est une conséquence de la corruption qui gangrène toutes les institutions : nos dirigeants, aux affaires depuis la fin de la guerre, il y a 17 ans, ont peur de perdre leurs postes, qui leur garantissent la mainmise sur les ressources du pays. C’est pourquoi ils n’ont aucune envie d’engager une épreuve de force politique avec les pays qui se posent depuis 1999 comme des « amis », des « protecteurs » du Kosovo. Pour sa part, l’opposition veut discuter avec Bruxelles, Londres, Berlin, Paris, Rome et Washington, mais en établissant de nouvelles bases de dialogue, plus saines.

J.-A. D. et S. R. – Vous avez changé de position. Il y a peu encore, vous refusiez de discuter avec la communauté internationale…

A. K. – Comme je viens de le dire, jusqu’en 2008 nous avions affaire à la Minuk. Or aucun souverain dans le monde n’avait autant de pouvoir que les chefs de la Minuk au Kosovo ! Depuis l’indépendance et avec l’arrivée de la mission Eulex, la situation est différente et le dialogue est possible. Bien sûr, discuter ne veut pas dire être d’accord.

J.-A. D. et S. R. – Justement, vous avez beaucoup critiqué le dialogue avec Belgrade, engagé sous l’impulsion de l’Union européenne…

A. K. – Nous estimons que la manière dont ce dialogue est conduit n’est pas la bonne. Il faudrait privilégier un autre niveau de dialogue, en interne, directement avec les Serbes du Kosovo. Et il n’est pas question de discutailler sans cesse de la « réconciliation », ce qui ne mène à rien. Il s’agit de parler concrètement de développement. Je ne suis pas contre la réconciliation, mais à force de ne parler que de réconciliation tandis que rien ne change dans les faits, on finit par faire naître, ou renaître, encore plus d’hostilité. En vérité, personnellement, je n’ai pas besoin de me réconcilier avec les Serbes du Kosovo, ils ne m’ont rien fait. Ce n’est pas à eux que j’ai quoi que ce soit à reprocher, mais à Belgrade. C’est la Serbie qui m’a emprisonné pendant deux ans et demi… Je n’ai aucune animosité vis-à-vis des Serbes du Kosovo. Or, pour l’instant, le seul dialogue qui ait été mené est un dialogue diplomatique avec Belgrade sous l’égide de l’Union européenne, un dialogue qui nous est imposé pour une prétendue réconciliation. Nous avons bien plus besoin d’un dialogue social, démocratique, ouvert avec les Serbes du Kosovo sur les moyens de développer notre pays commun. Ni Belgrade ni aucune sorte de médiateurs internationaux ne devraient interférer dans ce dialogue.

J.-A. D. et S. R. – Pensez-vous réellement que les Serbes du Kosovo soient prêts à discuter avec votre parti ?

A. K. – Nous devons commencer par discuter avec les agriculteurs. Eux, au moins, ils ont les pieds sur terre. Imaginez une rencontre entre des agriculteurs serbes et albanais ! Au lieu de ressasser les éternelles querelles historiques, vous parlez d’engrais, de semences, de marché – comment leurs ventes seront-elles garanties par les pouvoirs publics ?, etc. Nous avons présenté un tel projet à un ambassadeur occidental, et savez-vous ce qu’il a répondu ? « Serons-nous associés à ce genre de programme ? » Je lui ai rétorqué : « Pourquoi pas ? Mais, en l’occurrence, nous avons plus besoin d’agriculteurs que de diplomates. » Cet exemple illustre bien la façon dont fonctionnent les représentants internationaux : ils pensent avant tout à leur visibilité, ils se croient indispensables ! Bien sûr, nous avons besoin de l’aide de l’UE pour réussir notre mue, mais nous avons encore plus besoin de spécialistes agricoles ou d’économistes que de policiers, de juges ou de diplomates cyniques. Le maître mot de la nouvelle république que nous appelons de nos voeux c’est « développement ». Juste après l’indépendance, l’ancien premier ministre Hashim Thaçi était venu dans un village serbe offrir un tracteur. Autour de lui, il y avait vingt caméras. Nous, nous préférons vingt tracteurs et une seule caméra. Mieux : aucune caméra ! Parce qu’il est préférable d’agir plutôt que de parler. Cela me fait penser au théâtre de Beckett : mieux vaut ne pas trop parler.

Pour en revenir aux Serbes, depuis que Vetëvendosje ! dirige la commune de Pristina, tout se passe très bien dans les deux villages serbes inclus dans l’aire urbaine de la capitale du Kosovo. La mairie a d’excellentes relations avec leurs représentants, tout simplement parce que nous privilégions un dialogue concret sur les besoins des citoyens, plutôt que de ressasser toujours les mêmes phrases creuses sur la « réconciliation », surtout quand des caméras occidentales sont à proximité.

J.-A. D. et S. R. – Depuis sa proclamation d’indépendance, le Kosovo s’est engagé dans un processus d’intégration européenne qui détermine l’agenda politique et économique du pays. Si vous accédez au pouvoir, entendez-vous le poursuivre malgré les contraintes normatives, administratives, juridiques et politiques qu’implique une candidature à l’UE ?

A. K. – Nous voulons rejoindre l’Union européenne aussi vite que possible, mais nous sommes pleinement conscients du fait que cette échéance n’est pas pour demain. Lors de sa prise de fonctions, en novembre 2014, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a déclaré que le processus d’élargissement était gelé au moins jusqu’en 2019. Concrètement, cela veut dire qu’il n’y aura pas de nouveaux élargissements avant 2025 au plus tôt, car c’est en réalité la dynamique de l’élargissement qui est à l’arrêt au moins jusqu’en 2019. Bruxelles sait qu’il faudra minutieusement préparer cet élargissement et ménager les susceptibilités, compte tenu des nombreux contentieux qui agitent les pays des Balkans occidentaux, comme le différend sur le nom qui oppose la Grèce à la Macédoine depuis 1991.

Il n’en reste pas moins que, même si l’échéance est lointaine, le Kosovo doit se préparer au mieux. Je tiens aussi à rappeler que, pour le moment, le Kosovo n’a pas le statut de pays candidat. Nous avons donc encore les mains relativement libres pour mener la politique que nous souhaitons. Bien sûr, il y a une part d’utopie dans le projet politique de Vetëvendosje !, mais je suis optimiste – c’est d’ailleurs pour cette raison que je fais de la politique ! J’espère qu’au moment où le Kosovo la rejoindra l’UE aura changé. Je ne crois pas que l’austérité soit la seule forme possible de politique économique. À mon sens, nous avons besoin d’une Europe sociale et solidaire. Aujourd’hui, l’UE cherche à redéfinir sa place dans un monde qui est devenu multipolaire, mais elle doit aussi se réorganiser de l’intérieur et je ne pense pas que le Traité de Lisbonne ou la Constitution constituent des outils suffisants. On dit parfois que l’UE glisse vers la droite mais, paradoxalement, lorsque le Kosovo la rejoindra, il fera un immense pas vers la gauche ! En effet, le pays fonctionne actuellement selon un modèle ultra-libéral qui contrevient à de nombreuses règles communautaires. Il faut aussi souligner que, si le processus d’intégration est pour l’instant au point mort, c’est parce que cinq États membres ne reconnaissent toujours pas l’indépendance du Kosovo. La Grèce, la Roumanie et la Slovaquie seraient, semble-t-il, prêtes à évoluer, mais Chypre et l’Espagne campent sur leurs positions pour des raisons intérieures. Le problème, c’est que notre diplomatie compte beaucoup trop sur le soutien exclusif des États-Unis. Or cela nous freine à bien des égards. Il faudrait que nous développions notre propre diplomatie pour mieux faire reconnaître notre indépendance.

J.-A. D. et S. R. – Plus largement, comment voyez-vous l’UE et ce qu’elle peut vous apporter ?

A. K. – Jusqu’en 1999, nous étions en prison. Nous étions comme des prisonniers politiques, avec Belgrade comme gardien. Ensuite, quand nous nous sommes retrouvés sous protectorat international après la guerre, nous étions comme des malades dans un hôpital. Nous étions des patients et il fallait justement se montrer « patients », savoir attendre que les médecins, c’est-à-dire les fonctionnaires internationaux, nous donnent le bon remède. Les médecins nous promettaient que nous allions bientôt sortir, mais sans jamais donner de date. Et une fois que vous quittez l’hôpital, vous n’êtes pas encore libre, il vous faut aller à l’école. Pour moi, le processus d’intégration à l’UE s’apparente à un apprentissage, le Kosovo étant dans le rôle de l’élève et l’UE dans celui du professeur. Mais un élève n’est pas toujours heureux à l’école ! Il nous reste encore beaucoup à apprendre pour obtenir notre diplôme, mais il faut absolument que le Kosovo l’obtienne.

Ces comparaisons valent pour la situation politique. Pour l’économie, je crois que la situation s’apparente plutôt à ce qui se passe dans la nature. Le lion et le lapin y vivent tous deux librement, mais le lapin ne mange jamais le lion. Pourtant, on nous répète sans cesse le même mantra : « Les chances sont égales. » Comme si les chances étaient égales entre le lion et le lapin, ou bien entre le Kosovo et l’Allemagne ou la France… Pour moi, le Kosovo ne peut pas résister seul à la mondialisation libérale. L’intégration européenne est donc un moindre mal. Nous faisons partie du continent européen, notre place est dans l’UE. Dans le monde d’aujourd’hui, le modèle de l’État-nation reste pertinent, mais il n’est plus suffisant.

J.-A. D. et S. R. – Vous défendez les perspectives européennes du Kosovo, mais vous avez beaucoup critiqué les choix politiques de l’Union dans les Balkans…

A. K. – C’est exact. Trop longtemps, le seul mot d’ordre de l’UE, un mot d’ordre à bien court terme, a été la « stabilité ». Pour l’UE, il y a trois mots clés : paix, sécurité, stabilité. Or ce que veut Vetëvendosje !, c’est un changement total de paradigme. Nous réclamons trois autres choses : la justice, la démocratie, le développement. Je ne suis pas contre la paix, la sécurité ou la stabilité ; mais la seule façon d’atteindre ces objectifs, c’est d’accroître la justice, la démocratie, le développement. Jusqu’à présent, pour garantir la paix, la sécurité et la stabilité, la communauté internationale a toléré la corruption des élites politiques kosovares, mais je crois que le peuple est désormais prêt à renverser cet état de fait. Je suis très optimiste. La révolte populaire qui a secoué le pays toute cette dernière année est le résultat de l’immense frustration qui couve depuis la fin de la guerre. Vivre dans une dictature n’est plus considéré comme quelque chose d’acceptable, mais vivre dans une « démocratie autoritaire » ne l’est pas davantage. Voilà pourquoi je pense que tous les dirigeants autoritaires des Balkans vont finir par être renversés – au Kosovo, mais aussi au Monténégro, en Macédoine, en Serbie. Aujourd’hui, la coalition au pouvoir fait tout pour que les habitants n’aient qu’une envie : partir. Durant l’hiver 2014-2015, près de 100 000 Kosovars ont quitté le pays en à peine quelques mois. Mais tout le monde ne partira pas et le peuple finira par se retourner contre ces dirigeants autoritaires.

J.-A. D. et S. R. – L’expérience récente de Syriza en Grèce n’est-elle pas la preuve qu’il est extrêmement difficile de s’affranchir des règles de l’Union européenne ?

A. K. – Je pense que la Grèce est trop dépendante à l’égard de Bruxelles. Ce qui s’y est produit n’aurait pas pu survenir en Suède ou au Royaume-Uni, qui n’ont pas renoncé à leur monnaie nationale en faveur de l’euro. Par ailleurs, Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis ont sous-estimé la brutalité de l’Allemagne. S’ils avaient mieux calculé, ils auraient adopté une autre stratégie que le bras de fer. À Vetëvendosje !, nous sommes bien plus conscients de la potentielle brutalité des grandes puissances. En outre, la Grèce possède une classe moyenne pléthorique qui n’est pas prête à renoncer à ses privilèges. Au Kosovo, la situation sociale est bien plus critique, et il n’y a presque pas de classe moyenne ! La population a plus besoin de trouver des emplois que de défendre ses droits. Paradoxalement, cette situation nous rend moins vulnérables : si mauvaises soient-elles, les mesures d’austérité prises par l’UE sont moins néfastes que la captation des richesses nationales opérées par ceux qui gouvernent le Kosovo depuis la fin de la guerre.

J.-A. D. et S. R. – Le développement économique du pays constitue pour vous une priorité. Vous entendez infléchir le modèle suivi depuis 1999. Comment comptez-vous procéder ?

A. K. – Il faut dresser un bilan de ce qui a été fait depuis bientôt dix-sept ans. Pour développer le Kosovo, il faut renoncer à certaines orientations libérales, miser sur les ressources minières, notamment en charbon, promouvoir les productions agricoles et industrielles locales pour ne plus avoir à tout importer : et cela, sans oublier d’améliorer le climat des affaires. Aujourd’hui, le ratio importations-exportations est de 1 pour 10, ce n’est pas viable ! Le Kosovo ne survit que par les transferts d’argent de la diaspora. Selon les chiffres officiels, les Kosovars de l’étranger ont injecté, en 2015, 620 millions d’euros dans les caisses du pays – un chiffre qui ne prend pas en compte l’argent liquide directement transféré par la diaspora ni les biens en nature. En réalité, on estime que la diaspora investit chaque année 1 milliard d’euros au Kosovo, ce qui représente près des deux tiers du budget annuel du pays, qui est de 1,5 milliard. Or cet argent ne devrait pas seulement servir à acheter des biens à l’étranger ; il devrait permettre de développer l’activité économique au Kosovo. Il y a d’autres ressources que nous pourrions aussi mobiliser : les privatisations ont rapporté 600 millions d’euros qui dorment pour le moment dans les coffres de banques étrangères et 1,2 milliard d’euros qui sont dans les mains de fonds de pension. Nous voulons mobiliser toutes ces ressources pour développer l’économie.

Le mouvement Vetëvendosje ! est très influencé par Ha-Joon Chang (10), un économiste qui enseigne à l’université de Cambridge. Dans ses travaux, Ha-Joon Chang explique que le développement peut venir de l’extérieur, mais qu’il doit toujours être initié de l’intérieur. Il rappelle que 90 % des investissements étrangers se dirigent vers les pays développés. Contrairement à ce qu’on essaie de faire croire depuis plus de deux décennies aux responsables politiques des Balkans, ce ne sont donc pas les investissements étrangers qui permettent le développement d’un pays, mais c’est le développement atteint par ce pays qui le rend attractif pour les investisseurs étrangers. Nous considérons que l’État ne doit pas contrôler l’économie, mais qu’il ne doit pas, non plus, se contenter d’être spectateur. Pour faire une analogie avec le cinéma, le rôle de l’État est celui d’un acteur et, un peu, celui du scénariste. Il n’est pas celui du réalisateur… mais pas, non plus, celui du spectateur ! L’État doit encourager, soutenir, aider, donner une ligne directrice à l’action économique, sans la contrôler pour autant. Selon Ha-Joon Chang, l’État doit collaborer avec le milieu des affaires, tout en évitant d’établir avec lui une trop grande proximité. Or, au Kosovo, ce lien est bien trop étroit. Officiellement, nous disposons d’un marché avec une concurrence libre et non faussée mais, dans les faits, le pouvoir est beaucoup trop proche de certains milieux d’affaires. Le Kosovo a besoin de l’équivalent d’un New Deal.

J.-A. D. et S. R. – Vous voulez miser sur le développement de la production locale. Est-ce vraiment possible sachant que le Kosovo produit peu, que son marché intérieur est étroit et qu’il devra respecter les règles de libre concurrence qu’implique son rapprochement avec l’Union européenne ?

A. K. – L’Accord d’association et de stabilisation avec l’Union européenne que le Kosovo a signé, au terme de longues négociations, le 27 octobre 2015, prévoit une période transitoire pendant laquelle les productions locales seront protégées. Il est essentiel de recourir à ce mécanisme. Il faut également envoyer un signal fort aux investisseurs étrangers, à commencer par la diaspora, pour qu’ils viennent au Kosovo. Le climat des affaires est tellement mauvais que la diaspora préfère placer son argent n’importe où plutôt qu’au Kosovo. Aujourd’hui, dans les chambres de commerce du Kosovo, on fait toujours avant tout de la politique. Il faut absolument changer les mentalités : on doit discuter avec les hommes d’affaires sans arrière-pensées politiques. Aujourd’hui, dès que quelqu’un fait un peu de profit au Kosovo, il doit négocier avec le pouvoir et verser des pots-de-vin. Nous allons aussi en finir avec les projets pharaoniques surpayés, comme l’autoroute construite par le conglomérat turco-américain Bechtel-Enka dans des conditions très douteuses (11). Nous voulons également remettre à plat le système fiscal, avec un objectif simple : réduire les taxes pour ceux qui investissent au Kosovo. De même, ceux qui créeront des emplois auront droit à des avantages fiscaux. Il est temps d’agir. Voilà ce que la population du Kosovo attend.

J.-A. D. et S. R. – Depuis l’instauration du protectorat international, en 1999, de nombreuses initiatives ont été prises pour essayer de développer la production locale, mais elles n’ont pas donné de résultats probants. Prenons l’exemple de l’agriculture : sur les étals, on ne trouve pratiquement que des denrées importées, parce que les produits kosovars ne sont pas concurrentiels. Comment comptez-vous changer la donne ? Seriez-vous prêt à prendre des mesures protectionnistes ?

A. K. – Il faut mieux utiliser les barrières non tarifaires et le principe de réciprocité dans nos échanges commerciaux. Concrètement, cela veut dire qu’il faut contingenter l’entrée des marchandises étrangères pour favoriser la production locale. Jusqu’à présent, le Kosovo a été traité comme un ghetto. Eh bien, nous pensons qu’il faut, à tout le moins, mieux organiser ce ghetto ! Nous devons, en la matière, nous inspirer de l’Union européenne, qui consacre un tiers de son budget à l’agriculture. Au Kosovo, ce ratio est d’à peine 2 % !

J.-A. D. et S. R. – Le Kosovo utilise l’euro (12). Doit-il changer de monnaie ?

A. K. – Nous devons être conscients que l’UE peut à tout moment nous retirer le droit d’utiliser l’euro. Il s’agit d’une hypothèse peu réaliste, mais nous devons la garder à l’esprit car nous n’avons aucune maîtrise sur cette monnaie… Dès lors, il serait peut-être plus sage, plus sécurisant, d’adopter le lek albanais.

J.-A. D. et S. R. – On vous présente comme un partisan de la « Grande Albanie ». Estimez-vous que le Kosovo aurait intérêt à se rapprocher de l’Albanie ?

A. K. – Je pense que l’Albanie et le Kosovo pourraient être complémentaires. L’Albanie a un accès à la mer, des montagnes et d’importantes ressources en eau ; le Kosovo, lui, a des terres fertiles et des ressources minières. Notre volonté d’unification entre le Kosovo et l’Albanie n’a rien d’un projet nationaliste ou passéiste. Il s’agit avant tout d’un projet économique : ensemble, l’Albanie et le Kosovo seraient plus forts pour résister à la mondialisation. Une telle unification pourrait, en outre, nous aider dans le cadre du processus d’intégration à l’Union européenne : comme vous le savez, l’Albanie est officiellement candidate depuis juin 2014. Il faut enfin souligner que l’unification est souhaitée non pas par les élites, qui sont soumises aux diktats internationaux, mais par les classes populaires. Voilà qui est positif : ce n’est pas un mouvement imposé par le haut, mais une lame de fond qui vient du peuple.

J.-A. D. et S. R. – Ce projet ne risque-t-il pas, toutefois, de déstabiliser à nouveau l’ensemble des Balkans ?

A. K. – Quand le Kosovo a déclaré son indépendance en 2008, c’était déjà la principale crainte. On nous disait que les Serbes allaient fuir massivement, que l’indépendance menaçait de remettre en cause les équilibres déjà fragiles de la région, etc. Rien de tout cela n’est advenu. En réalité, le risque de déstabilisation vient surtout des politiques menées à l’égard des minorités albanaises dans les différents pays de la région. À mon sens, la réunification de tous les Albanais des Balkans aurait pu intervenir vers 1991-1992, au moment où la Yougoslavie implosait et où le régime communiste s’effondrait en Albanie. Un quart de siècle plus tard, cette option ne me paraît plus très réaliste. En revanche, l’unification de l’Albanie et du Kosovo est un projet différent, qui se réaliserait sur la base d’un référendum d’autodétermination et n’aurait pas de conséquences sur les autres pays de la région où vivent des minorités albanaises, comme la Macédoine ou le Monténégro.

J.-A. D. et S. R. – Quels sont vos modèles et vos références politiques ?

A. K. – Nous n’avons pas de modèle théorique clairement établi à Vetëvendosje !. Pour être franc, nous expérimentons beaucoup. Nous aspirons à être proches du peuple tout en veillant à ne pas sombrer dans une forme de populisme. Nous essayons de ne pas être trop dogmatiques et de privilégier l’action plutôt que l’excès de théorie. Pour reprendre les mots du philosophe kosovar Ukshin Hoti (13), « la politique, c’est ce qui fait le lien entre la révolution et les institutions ». Nous essayons, bien sûr, de nous rapprocher d’autres forces de gauche dans les Balkans et en Europe. Nous avons de bonnes relations avec les grands partis sociaux-démocrates, surtout avec le Parti socialiste albanais, actuellement au pouvoir. Par ailleurs, j’ai longtemps entretenu des contacts étroits avec différents courants de gauche en Serbie, mais leur « yougonostalgie » me pose problème : on ne construira pas des voies nouvelles pour l’avenir en ressassant le passé !

J.-A. D. et S. R. – Pensez-vous pouvoir satisfaire les immenses attentes que vous avez suscitées ?

A. K. – Nous n’excluons pas le risque d’échouer. Nous pouvons échouer à prendre le pouvoir et, surtout, nous pouvons échouer après l’avoir pris. Les Kosovars placent beaucoup d’espoir en Vetëvendosje ! ; mais quand nous accéderons au gouvernement, nous devrons nous confronter à la réalité. L’exaspération de la population est extrême. Nous devrons donc tout mettre en oeuvre pour parvenir à redresser le pays, pour lutter contre la corruption qui gangrène les institutions du Kosovo, pour réduire le chômage. Comment un pays pourrait-il ne pas être sur le point d’exploser quand 60 % de ses jeunes sont sans emploi ?

J.-A. D. et S. R. – Le Kosovo est connu pour sa pratique d’un islam tolérant. Mais, face à l’absence de perspectives d’avenir de la jeunesse, ne craignez-vous pas, néanmoins, une dérive radicale ?

A. K. – Le mouvement Vetëvendosje ! constitue la seule véritable voie alternative à ce scénario, ô combien réel. Il rassemble les défavorisés et les déçus de la politique ultra-libérale en leur proposant un projet politique concret. Il leur offre l’espoir d’en finir avec les élites prédatrices et corrompues qui dirigent le Kosovo depuis la fin de la guerre. En insistant sur l’affirmation de la nation albanaise, Vetëvendosje ! montre que celle-ci est plus importante que la religion – musulmane, catholique ou orthodoxe. En Palestine, le Hamas n’aurait jamais pu s’imposer si le Fatah n’avait pas échoué. Au Kosovo, de même, l’extrémisme religieux ne pourrait s’imposer qu’en cas d’échec de tous les projets politiques. Voilà pourquoi nous n’avons pas le droit à l’erreur.

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